Livres: Erich Kästner, sauvé des flammes

Résumé: Le Monde des livres

LE MONDE DES LIVRES | 02.03.2016 à 17h27 • Mis à jour le 03.03.2016 à 06h45 | Par Raphaëlle Leyris

Erich Kästner en 1962. LI ERBEN/KIPA/CORBIS

Pour donner une idée de ce que représentait Erich Kästner (1899-1974) au début des années 1930, on pourrait le comparer à J. K. Rowling, l’auteure d’Harry Potter. En 1929, en effet, l’écrivain allemand, par ailleurs journaliste, polémiste célèbre et figure des cabarets berlinois, avait fait paraître un livre pour enfants, Emile et les détectives (Stock, 1931), vendu à 2 millions d’exemplaires en Allemagne, et bientôt traduit dans le monde entier. Il bénéficiera d’une dizaine d’adaptations au cinéma ou à la télévision, dont la première, en 1931, sur un scénario cosigné par l’auteur avec Billy Wilder et Emeric Pressburger.

C’est dire le choc que produisit la parution, cette même année, de son premier roman pour adultes, Fabian, histoire d’un moraliste (Balland, 1983), violente satire de la société allemande de Weimar, errance à travers la ville, entre bars, bordels et ateliers d’artiste, se confrontant à la misère sociale autant qu’à une certaine déliquescence morale et politique. C’est un pays s’étourdissant pour ne pas voir qu’il court tête la première vers la catastrophe que décrit ce roman à la drôlerie sèche et tragique. Dès sa parution, les scènes de sexe crues lui valent d’être taxé d’immoralité et d’obscénité  : «  Un catalogue de descriptions d’orgies sous-humaines  », «  une merde imprimée  », se déchaîne la presse nationaliste…

Une écriture « influencée par le cinéma allemand »

Deux ans plus tard, le 10 mai  1933, le souvenir de ce scandale vaudra à Erich Kästner de faire partie, aux côtés de Karl Marx, de Sigmund Freud ou d’Erich Maria Remarque, des auteurs dont les oeuvres seront brûlées à Berlin (au nom de la lutte «contre la décadence et la corruption morale, pour l’éducation et la tradition au sein de la famille et de l’État»).

L’écrivain assistera à son propre

autodafé de son œuvre, réalisé devant 40 000 personnes.

Et pourtant le texte paru en 1931 était une version quelque peu censurée: plusieurs scènes sexuelles et des passage plus ouvertement politiques avaient été supprimées du manuscrit originel. Deutsche Verlags-Anstalt avait également modifié le titre plus noir proposé par Kästner, Der Gang vor die Hunde (forgé autour d’une expression signifiant «Aller vers une fin misérable». C’est sous celui-ci que l’éditeur Atrium Verlag l’a fait paraître, en 2013,  dans son intégrité, en se fondant sur le manuscrit d’origine retrouvé dans le fonds Kästner des archives littéraires allemandes de Marbach (Bade-Wuttemberg).

Aujourd’hui, les éditions Anne Carrière proposent sa traduction, intitulé au plus près du sens de l’allemand et de la lucidité de l’auteur: Vers l’abîme. C’est la traductrice Corinna Gepner qui a suggéré à la maison française de publier ce roman. Grandir avec les livres pour enfants d’Erich Kästner, elle raconte avoir «adoré» Fabian, histoire d’un moraliste, lorsqu’elle l’a lu, adolescente. En apprenant la parution allemande de 2013, «rêvant» de traduire de texte. elle se précipite pour le lire., «afin d’être sûre qu’il ne s’agissait pas d’un jour de jeunesse se révélant décevant».

Parce que cette version originelle «fait mieux que tenir ses promesses», elle décide d’en parler directement à Stephen Carrière, qui dirige les éditions Anne Carrière. En une semaine, la décision est prise. L’éditeur, qui ne lit pas l’allemand, a en effet «une confiance totale dans le jugement et l’enthousiasme de Corinna».

Mais il y a d’autres raisons: «Dans ce qu’elle me dit du texte et de l’auteur, il y a des éléments qui parlent à ce que j’appellerais mon univers magique, une concordance de choses qui sont importantes pour moi. Savoir que l’écriture de Kästner était très influencée par ce qu’était le cinéma allemand d’alors, qui était lui-même très littéraire , en est une. Et puis il y avait ce lien avec Wilder et Pressurer, autour du scénario d’Émile et les détectives. Enfin, apprendre que Kästner, auquel le IIIe Reich avait interdit d’écrire, avait reçu l’autorisation secrète de travailler, sous pseudonyme, au scénario du film «Les Aventures fantastiques du baron de Münchhausen», de Josef von Baky, (1943) dont on débat encore aujourd’hui pour savoir s’il relève du cinéma de complaisance ou de résistance …Voilà qui m’intéressait forcément.»

Avec l’accord de Stephen Carrière, Corinna Gepner s’attelle donc au travail de traduction. «Kästner, explique-t-elle, a un style très particulier. C’était un grand polémiste ayant beaucoup travaillé dans les cabarets». Il s’y est forgé une langue dense, ramassée que l’on retrouve dans son roman. «Il ne fallait surtout pas délayer: mon travail était de rester aussi économique que lui, même si le français n’a pas la souplesse et la rapidité de l’allemand. Il fallait que cela fuse, mais sans que cela manque de chair».

La traduction qu’elle propose donne la certitude d’avoir affaire à un grand écrivain, d’une clairvoyance à toute épreuve, et jamais l’impression de lire un texte daté. Elle donne aussi l’envie de lire d’autres textes d’Erick Kästner. Si plusieurs de ses livres pour enfants sont constamment disponibles en traduction (citons, au côté d’Emile et les détectives, Deux pour une, écrit en 1949), ce n’est pas le cas de la Miniature volée (Le Masque, 1949), ou de Trois hommes dans la neige (Stock 1939). auxquels Corinna Gepner trouve «un charme fou» «même s’ils n’ont pas l’importance de Vers l’abime».

Dans la continuité de ce dernier, elle aimerait traduire une anthologie des textes que Kästner a consacrés à l’autodafé de 1933, ou peut-être son journal de l’enfance, de l’année 1945. Stephen Carrière n’a pas l’air de dire non …

UNE SATIRE DU BERLIN DES ANNÉES 1930
Fabian, historie d’un moraliste
«JE SUIS TRÈS curieux»: ainsi Fabian Jakob, 32 ans, se définit-il, et c’est à travers son regard curieux, en effet, mais étonné de rien.

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